entretien avec VERONIQUE CHAMPEIL-DESPLATS

mercredi 19 janvier 2011
par  Directeur
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ENTRETIEN avec VERONIQUE CHAMPEIL-DESPLATS,

Directrice du Centre de Recherche et d’Etude sur les DrOits Fondamentaux

’La revendication de droits sans devoir est un non-sens historique et philosophique dont beaucoup de détracteurs des droits de l’homme se sont emparés de façon caricaturale.’

EP : A quels besoins répondait la création du MASTER 2 ’droits de l’Homme et libertés publiques’ ? 

V. CHAMPEIL-DESPLATS : Lorsqu’il a été créé le « MASTER » s’appelait DEA : « Diplôme d’études approfondies ». Ce sont Emmanuel Decaux, spécialiste de droit international, et Danièle Lochak qui enseignait le cours de libertés publiques en troisième année de licence, qui ont eu l’initiative de créer ce diplôme. A l’époque, au début des années 1990, l’idée de créer un troisième cycle entièrement axé sur les droits de l’homme et les libertés publiques était originale : il y avait très peu de formations de troisième cycle portant sur ces thématiques dans les universités françaises.

C’était donc un pari, qui s’est révélé porteur. Sur le plan intellectuel, le projet reposait sur une ambition d’interdisciplinarité : l’objectif était de faire la part égale au droit interne et au droit international, au droit public et au droit privé (droit du travail, droit pénal, notamment), et d’intégrer des dimensions théoriques, historiques et politiques.

Une autre hypothèse forte était que cette formation, quoique n’étant pas directement professionnalisée (telle n’était d’ailleurs pas la finalité des DEA, contrairement aux DESS) pouvait être bénéfique pour des étudiants se destinant à des métiers très variés : l’université et la recherche, bien sûr, mais aussi le barreau et la magistrature, le milieu associatif, des carrières dans l’administration, les organisations internationales…

On peut dire que tous ces paris ont été tenus. Parmi les anciens du DEA et, désormais, du Master, les parcours professionnels sont marqués par une extrême diversité : magistrats, avocats, enseignants-chercheurs, permanents associatifs ou d’ONG, salariés d’autorités administratives indépendantes, carrière cinématographique... Ceci confirme ce dont les initiateurs de ce diplôme étaient persuadés : la possibilité de trouver des débouchés professionnels n’est pas forcément liée à la professionnalisation pointue des diplômes.

E.P Ses objectifs, son organisation et son public ont-ils changé depuis 1993 ? 

V. CHAMPEIL-DESPLATS : S’agissant des objectifs généraux, non. Mais l’évolution des attentes du public ainsi d’ailleurs que celles du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a conduit à revoir l’organisation du MASTER. Depuis cette année, le MASTER n’est plus seulement dédié à la recherche mais comprend aussi dorénavant un parcours « professionnel ». Cette évolution repose, d’un côté, sur une mauvaise raison liée au changement de dénomination des formations de troisième cycle. Les DEA et DESS ont laissé respectivement place aux MASTERS « recherche » et « professionnel ». Les étudiants ont cru que seules les carrières universitaires étaient ouvertes par les premiers alors qu’en réalité, le changement de dénomination ne changeait rien sur le fond. La renommée de notre MASTER a permis de continuer à attirer un nombre suffisant d’étudiants. Toutefois, dans un contexte dorénavant concurrentiel, d’autres universités s’étant dotées d’un MASTER « droit de l’homme » de type professionnel, il a semblé qu’il fallait prendre acte de ce changement pour garder une attractivité. Plus positivement, d’un autre côté, l’ouverture d’un parcours professionnel part du constat que beaucoup de candidats avaient déjà une expérience associative et un ancrage dans les « métiers » des droits de l’homme. Il s’est agi alors d’intégrer dans le parcours universitaire des stages que les étudiants effectuaient de fait parallèlement, et de se saisir de cette occasion pour contribuer à rapprocher la formation universitaire du milieu associatif ou de services administratifs agissant dans le champ. On ajoutera qu’il est également prévu dans la nouvelle maquette du MASTER que ce stage, comme d’ailleurs la préparation du mémoire dans le cadre du parcours recherche, peuvent s’effectuer à l’étranger, notamment dans des ONG.

E.P : Quelles sont les priorités que vous souhaiteriez donner à la recherche dans le domaine des droits de l’Homme ?

V. CHAMPEIL-DESPLATS : Le MASTER « droit de l’homme » est relié au Centre de recherche et d’étude sur les droits fondamentaux (le CREDOF) qui a établi cinq axes de recherches : un axe théorique (études des terminologies, des liens entre droits de l’homme et démocratie, fondements et philosophies des droits de l’homme…), un axe « droits sociaux », un axe « droit des étrangers », un axe « discrimination », un axe « droit de l’homme et nouvelles technologies ». Parmi ces axes, les chercheurs définissent leurs propres priorités en fonction de leurs intérêts pour tel ou tel domaine ou de l’actualité juridique.

Si l’on voulait dégager des orientations générales prioritaires aujourd’hui en matière de recherche, en France, il me semble qu’elles sont triples et sont d’ailleurs liées entre elles :

a) une observation attentive des retombées des innovations technologiques de tout ordre (biologique, sécuritaire …) sur les droits et libertés (impliquent-elles des redéfinitions des droits existants, de nouveaux droits ?...) ;

b) une réflexion sur les moyens d’effectivité des droits qui conduit à penser le passage problématique de l’énonciation de la norme à ses modalités de réalisation ou de réception par les citoyens ;

c) une approche théorique sur les droits de l’homme sur le modèle de l’axe précédemment évoqué. Une telle approche fait cruellement défaut en France alors qu’elle a été profondément renouvelée ailleurs (Italie, Espagne, Etats-Unis, Allemagne, Argentine…).

E.P : Au delà de ’la pensée 68’, ce sont les principes fondateurs du monde démocratique d’après-guerre qui semblent décriés par le pouvoir politique actuel, quelle analyse faites-vous de cette situation ? 

V. CHAMPEIL-DESPLATS : Il est difficile de ne pas souscrire à ce constat. Il me semble qu’un grand juriste italien, trop méconnu en France, Norberto Bobbio, offre des clés intéressantes pour comprendre les évolutions idéologiques dans lesquels sont enserrés la démocratie et les droits de l’homme. On peut en effet partir d’une dissociation que Bobbio établit nettement entre deux formes de libéralisme : d’une part, un libéralisme politique qui renvoie à l’attachement aux grandes libertés individuelles héritées des révolutions du XVIIIème siècle face aux ingérences de l’Etat dans la sphère privée et qui sont à la base des régimes démocratiques modernes et, d’autre part, un libéralisme économique qui vise à réduire l’intervention publique dans le domaine économique et social.

Après la deuxième guerre mondiale ainsi qu’après la chute des régimes autoritaires en Europe ou en Amérique Latine à partir du milieu des années 1970, par delà l’hétérogénéité des forces politiques en présence, une majorité se dégageait pour consacrer un mode d’organisation du pouvoir démocratique porteur de liberté individuelle, tout en donnant une place substantielle à l’Etat dans la reconstruction économique et sociale : le libéralisme était bien plus politique qu’économique. Depuis une vingtaine d’années, le rapport s’est inversé. Le libéralisme est avant économique – les évolutions technologiques et sociales fournissent un prétexte tout trouvé pour remettre en cause les fondements idéologiques de la reconstruction économiques et sociales de l’après-guerre -, tandis qu’il tend à être de moins en moins politique : repli sécuritaire, repli sanitaire, repli identitaire, nouvelles formes de concentration du pouvoir politique, contrôle et standardisation des moyens de communication et de diffusion des idées. La remise en cause des libertés afférentes sont autant de fragilisation du fonctionnement de nos démocraties.

E.P : Dans ce contexte, quelle ambition donnez-vous à l’éducation aux droits de l’Homme et à la démocratie ? 

V. CHAMPEIL-DESPLATS : Il est indispensable que tout enfant, tout individu, tout citoyen aient la possibilité de connaître et de s’approprier des droits et des principes d’organisation du pouvoir qui leur sont destinés, ne serait-ce que parce que, si l’on veut être cynique, « droits de l’homme » et « démocratie » offrent les seuls ensembles de valeurs qui in fine rendent possible une critique d’eux-mêmes. Plus positivement, « droits de l’homme » et « démocratie » sont le cadre sine qua non d’une formation à l’esprit critique, à l’émancipation individuelle, à l’admission d’autrui comme un autre soi-même mais aussi au sens du devoir. La revendication de droits sans devoir est un non sens historique et philosophique dont beaucoup de détracteurs des droits de l’homme se sont emparés de façon caricaturale.

Une ambition de l’éducation aux droits de l’homme pourrait consister à retracer l’histoire des droits de l’homme, à montrer leur importance pour la vie quotidienne des individus, à corriger certaines idées reçues et à rappeler à quoi peut mener la négation des droits et de la démocratie. Ensuite, l’individu peut évidemment en penser ce qu’il veut en fonction du milieu socio-culturel dans lequel il évolue et a été formé, et de la distanciation critique qu’il est en mesure de prendre.

A cet égard, un des défis que doit affronter une éducation aux droits de l’homme et à la démocratie est, me semble-t-il, son canal de transmission. S’impose alors une délicate réflexion sur les moyens d’apprentissage et sur la façon dont ceux-ci peuvent résister à la multiplicité des déterminismes qui agissent sur la formation et l’évolution des personnalités.

E.P : Quel rôle souhaitez-vous voir jouer par l’université française dans ce domaine ? 

V. CHAMPEIL-DESPLATS : Le problème est de savoir ce que l’on entend par « éducation ». L’université s’adresse à un public de personnes majeures, supposées avoir acquis un certain nombre de connaissances et devenues maître de son « éducation ». L’université vient parachever une formation intellectuelle, une capacité de penser et de s’adapter qui pourront ensuite être mises à l’épreuve dans vie professionnelle. L’universitaire met à la disposition du jeune adulte ou de tout adulte qui en ressentirait le besoin, des connaissances et des méthodes d’analyse d’enseignants-chercheurs de métier. En ce sens, on peut dire que ni les MASTER « droit de l’homme », ni les centres de recherches n’éduquent aux droits de l’homme, si l’on entend par ce verbe transmettre à un public des valeurs et des principes en fonction desquels il est censé agir. L’université transmet des connaissances et des analyses approfondies, en l’occurrence sur les régimes juridiques des droits de l’homme, leurs évolutions historiques, leurs effets, leurs rôles et leurs usages dans les démocraties contemporaines...

Néanmoins, il est certain que s’intéresser à ce type de sujet, revendiquer sa place au sein des champs d’analyse universitaire n’est pas indifférent. Tout universitaire sait que ses recherches, ses écrits produisent des effets sociaux. A cet égard, je préfère personnellement une société qui se laisse la possibilité d’un savoir universitaire sur les droits de l’homme (voire l’encourage), à une société qui ne s’en donne pas les moyens ou y fait obstacle. Plus précisément, au titre des retombées sociales, le travail universitaire a vocation, comme on le dit communément, à être « vulgarisé », mis à la disposition d’un large public qui en fera son propre usage. C’est dans le cadre de ce type de retombée que l’université française peut jouer un rôle en matière d’éducation des droits de l’homme : porter auprès d’un public non universitaire des connaissances sans cesse réévaluées, des réflexions sans cesse soumises au doute…


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